Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité

Toc Toc Toc

Newsletter
11 abonnés
Publicité
Derniers commentaires
Pages
Archives
Visiteurs
Depuis la création 2 096
31 décembre 2014

13 - En deuil de soi

 

 

Et elle est là, devant la stèle. Devant la tombe de son amant, de son époux. De son époux décédé.

Et elle est là, elle se tient devant, un bouquet de fleurs entre les mains. Une vieille dame qui passe la regarde étrangement, pressant contre ses yeux un pudique mouchoir blanc.

Et elle est là, avec ses fleurs, éblouie par le vent, bouche tremblante entrouverte. Et quand elle baisse enfin les yeux sur cette stèle, elle éclate.

De rire. De rire.

Car elle est là, devant la tombe de son amant, et sur la stèle, il est écrit son nom.

 

*   *   *

 

« … et Marcellin, qui a toujours été un époux fidèle et tendre… »

 

Elle gardait les yeux baissés sur ce petit caillou blanc. Concentrée. Elle devait rester calme, et impassible. Non pas qu’elle veuille se retenir de pleurer. Ce genre de pudeur n’avait aucunement place lors d’un enterrement ; c’était, après tout, de son mari que l’on parlait. 

 

Petit caillou blanc. Blanc. Un mince sourire sur ses lèvres, qu’elle tâchait de camoufler en contractant fort sa mâchoire, ce qui passait pour une horrible grimace de douleur. Mais comme elle pensait que les gens devaient la croire très malheureuse en la voyant, elle grimaçait plus fort encore, et la boucle infernale raffermissait ses traits.

 

« … que cet épitaphe témoigne de l’amour que nous lui portons… »

 

Il y avait les vieilles tantes de Marcellin en face, qui pleurnichaient de concert, dans une effroyable mise en scène. Les mêmes qui, voyant la stèle un peu plus tôt, s’étaient offusquées et avaient crié au scandale. On aurait dû demander une autre stèle : c’était un acte de vandale. 

 

« … car en ce jour nous avons tous conscience, plus que jamais, de la fragilité de nos vies… »

 

C’en était trop. Caillou blanc. Caillou blanc. Souffler, lentement. C’en était trop, car aujourd’hui elle voulait rire. Elle voulait rire, comme avant. Et elle avait l’impression que si on soulevait la stèle, un tout petit peu, il sortirait la tête en louchant, et qu’il rirait avec elle.

 

« … nous sommes tous voués à finir dans cette tombe… »

 

Elle aurait voulu exploser. Exploser de rire. Mais en face d’elle les vieilles tantes grincheuses de Marcellin affichaient un air revêche et il fallait sauver les apparences, afficher une grimace de circonstance.

 

Mais derrière la grimace affreuse qu’elle se devait d’afficher, elle exultait : car elle était intimement persuadé qu’elle avait sous les yeux la dernière blague de son ami, de son amant ; celle qui lui donnait le réconfort de savoir que même dans la mort rien ne changerait, et qu’il l’attendrait. Dans cette tombe, celle qui portait, déjà, son nom.

 

Et de part et d’autre de l’épouse éplorée, les gens échangeaient des regards scandalisés, qui criaient haut et fort : ON N’ECRIT PAS LE NOM DES VIVANTS SUR LES TOMBES DES MORTS. 

Publicité
Publicité
30 décembre 2014

12 - Le septième jour

 

 

Le premier jour, il était sûr, et même certain, que ce ne serait que temporaire. On ne s’éternisait pas, dans une situation précaire. Le premier jour, il gardait fermement les pieds sur terre ; oui, il y avait de l’espoir, puisqu’il y avait de la lumière.

 

Le deuxième jour le ciel, pourtant, s’assombrissait. Un nuage orageux dans le métro s’immisçait tant qu’il errait, se demandant pourquoi, comment, le firmament lui échappait. Le grondement furieux des rails résonnait dans les tunnels pluvieux, et emplissait son ventre de sacs d’estomacs creux.

 

Le troisième jour, déjà, des plaies et des crevasses fissuraient ses pieds nus ; il les plongeait en grimaçant dans l’eau mais, amère, salée ! elle l’agressait. Son courage s’effritait, dans les sous-sols se terrait. Là-haut, la nature l’angoissait, les arbres l’étouffaient, le bitume l’écrasait. Là-haut, il s’énervait.

 

Le quatrième jour fut le plus long. Sembla passer une semaine, un mois, une saison. Un an : un an à vivre dehors, sans un travail, sans endroit où loger. À la belle étoile il s’allongeait, et regardait le ciel briller, l’œil vide, les poches trouées. Et les saisons se succédaient, figeant le temporaire en immuable.

 

Le cinquième jour, l’œil hagard, il vit une dame qui jetait d’un bras leste des graines aux pigeons.

 

Le sixième jour, affalé contre le mur, épuisé, renâclant comme une bête maltraitée, il regardait les humains passer. Il tendait devant lui une main desséchée, mais personne ne la prenait. Les pas s’accéléraient, les regards fuyaient. Nul ne le voyait ! comme il était laid, comme il sentait mauvais.

 

Et finalement le septième jour, plein d’empathie pour toute la race humaine, celle qui souffrait à la vue de ces vauriens de tire-au-flanc, Dieu créa les œillères.

 

29 décembre 2014

11 - Un peu d'argent

 

 

Un vilain méchant qui se promène, murmure à chaque pas : un peu d’argent, un peu d’argent.

Un vilain radin, qui le suit, lui répond en grimaçant : un peu d’argent, un peu d’argent.

Et derrière lui se traîne, dans le sillage : un peu d’aigreur, un peu d’aigreur.

 

Il est là, l’argent, il est là tout le temps. À chaque pas, il murmure : un peu d’argent, un peu d’argent. À chaque coin de rue : un peu d’argent, un peu d’argent.

 

Et si tu ne penses pas : un peu d’argent, un peu d’argent ; tu n’es pas bien riche, sans doute. Un peu d’aigreur, un peu d’aigreur, pour toi chaque matin.

 

Et si tu es des pauvres, il y derrière-toi un grand vilain méchant qui murmure encore, encore : un peu d’argent, un peu d’argent.

 

Et maintenant, un peu d’aigreur, pour les vilains méchants. 

 

28 décembre 2014

10 - L'équilibriste

 

 

Un numéro, un numéro à jouer. Quelques pas désunis, quelques pieds emmêlés, qui se promènent sur le fil : c’est le tour de l’équilibriste, qui passe dans la nuit et fait sa comédie, celle qui vous fait rêver.

 

Un numéro dans l’arène, ces pas désagrégés qui le mènent le long du fil, les figures qui s’enchaînent. Un pas solide qui le fait avancer – un trébuchement pour le faire reculer – un temps d’arrêt pour s’y retrouver – puis un bond en avant, par gravité forcé. Enfin : un tour sur soi, pour mieux recommencer.

 

Un numéro de loterie, le hasard qui fait glisser ses pieds. Dans le cirque tout un chacun s’amuse, s’étonne, et frappe dans ses mains. L’équilibriste que l’on admire, lui, sue mais ne dit rien de l’angoisse qui l’étreint. Et la foule s’extasie, de son aisance, de sa danse : de sa chance.

 

Un numéro : un, deux, trois, quatre. L’équilibriste ne cesse de compter, c’est le fil de sa pensée pour mieux se concentrer. Et la suite logique de ces chiffres de l’emmener vers le pas suivant, l’addition qui le tiendra, la retenue contre l’erreur qui le fera tomber. Compter, compter, sur la chance ou sur ses doigts ? C’est le mystère : qui le pousse à faire ses choix. 

 

* * *

 

L’équilibriste n’en peut plus, n’en peut plus de s’escrimer, n’en peut plus de tortiller. Sur son fil distendu, il regrette chaque pas, chaque instant de son passé ; il redoute les suivants, et la marche de son futur qu’il devine sans hésiter.

 

Sur son fil il est perdu, même si la route est toute tracée. A quel moment a-t-il choisi, déjà, de ne plus bifurquer ? Existe-t-il un autre fil, dans le vide, où déposer ses pieds ? Il ne voit plus la route, il ne peut plus marcher. Comme la barre qu’il enserre dans ses doigts, l’équilibriste sent son cœur balancer.

 

Et de fil en aiguille, l’équilibriste vacille, la foule crie la foule pleure ; et lui reste muet. Il n’entend plus hurler, il est sourd aux huées. Et quand il ferme les yeux, il sent une larme couler.

 

Sourd, muet et aveugle, il tient son cap. C’est un sacré tour d’idiot que joue l’équilibriste. L’inconscience, la sottise, sont mères de sûreté. Alors il marche, sur son fil, funambule entêté. Comme tout simple être humain, il vend sa naïveté. Renonçant au danger, au prix fort il achète sa tranquillité.

 

Et parie sans plus penser ; au fil bien droit, qui doit un jour casser. 

27 décembre 2014

9 - Menus cerveaux

 

 

Y a-t-il une règle quelque part, qui dise : « on n’enfile pas, sur un premier gilet, un second gilet », ou qui stipule qu’il ne faut pas sourire par temps de pluie ?

Y a-t-il une règle qui précise : « on ne peut pas chanter dans la rue, dans un bar, à toute heure de la journée », ou une devise qui veut qu’on ne porte pas de chaussures bleues pour les dîners ?

 

Dans le cerveau, des préjugés, des conventions : fils barbelés. Au pays du chic et bien-pensé, chaque être est bien-pensant, et bien-pesé. Au pays de la convention et de l’unanimité, la communauté dans la similitude se perd. Au pays gris du « tous pareil », l’intolérance figée. Nourriture de l’esprit en formules bio de sachets lyophilisés : au pays du cerveau blanc, menus cerveaux.

 

Menus cerveaux.

 

Des cerveaux en entrée, en camisole roulée, servis sur leur lit de « dépassé » à la sauce du « démodé ».

 

En guise de plat, matière grise javellisée : rien de mieux, costume-pingouin, des cerveaux en noir et blanc, un peu plus chic, un peu plus terne ! En croûte d’encroutés, accompagnés de leur sac-à-main-à-phrases-communes-sur-leurs-talons-hauts-et-mots-choisis-bien-à-propos.

 

Assiette de fromages au moisi du pourri croupissant.

 

Pour le dessert, des cerveaux en gelée, cerveaux blancs battus de « moi au moins », arrosés de « qui aurait cru », montés en « ma petite dame », pour bien se rappeler qu’il y a « nous », et « eux ».

 

Point de digestif, pour ce qui ne se digère pas.

Publicité
Publicité
26 décembre 2014

8 - Les clodos sont des poètes

 

 

Comme j’aimerais qu’il le lise ce poème, le clodo de la ligne sept, ce clodo d’un soir d’avril qui beuglait en pissant, des insultes qui sonnaient comme des vers. Lui qui criait au monde entier son dégoût et sa rage, qui disait vouloir mourir, lui qui était le plus vivant du quai, pourtant. Lui qui sans prétention dépeignait comme un artiste sa terre, qui n’a plus rien d’une mère, qui n’a plus rien, tout simplement.

Comme j’aimerais qu’ils lisent ces poèmes, les clodos de la ligne sept, celui qui a inspiré ce poème, et cet autre toujours plongé dans ses romans ; parce que, peut-être, la littérature, les mots, sont ce qui nous rassemble. Ils prennent le métro pour maison et toilettes, mais il n’y a pas de doute, les clodos sont des poètes.

 

Les clodos sont des poètes, de grands poètes à l’âme fendue. Des poètes maudits, qui grognent… La vie em’ dégoûte… tout m’ dégoûte… toute la vie, em’ dégoûte… J’ai envie, là t’vois… deux balles, là, et c’est fini…

Il te dit ça, droit dans les yeux, droit dans le cœur, doigts sur les tempes et dans ta tête ton cerveau fait boum, il fait boum pour lui. Tu t’imagines les sous-sols de Paris, dans un monde où les clodos auraient des flingues, où chaque matin on passerait le jet sur les murs blancs maculés de cervelles de clodos. On ramasserait les corps, on les jetterait dans la benne du recyclage en se bouchant le nez.

 

Les clodos sont des poètes, des poètes à la grande âme fendue. Ils déclament des vers qui éclaboussent les murs et enivrent ces lieux fades d’odeurs. Et en se soulageant, ils font des rimes encore, ils décrivent ton pays avec des mots tranchants. À la source des mots plus de clarté, rien qu’une eau jaune et sale qui dégouline sur Paris.

Paris, vous m’faites tous chier, vous faites chier l’monde entier, z’en rendez même pas compte. Mais la France elle est grande hein, z’allez voir, les provinciaux vont vous niquer !

 

Ah, Paris ! à Paris, les clodos sont des poètes, des poètes à l’âme grand fendue. Ils remontent leurs braguettes pour te fixer, défiants. Ils n’ont plus rien d’humain, ces clodos qui sentent la mort, et ils dorment où ils urinent. Mais quand ils te dévisagent, toi qui passe par chez eux et qui les toise silencieux, ils disent :

Ah, on parl’ pas hein ! on parle plus qu’sous la torture tout’façon ! Pis t’as pas les couilles !

En plus v’z’avez tous des têtes de bites. Et encore hein, j’préfère r’garder ma bite.

Tu soupires et tu lui tournes le dos car, après tout, tu n’es pas là pour le spectacle de ses parties qu’il s’apprête à exhiber comme pour argumenter. Mais il poursuit ses discours, il balance à tout venant, parce qu’il faut bien que quelqu’un l’entende, et ait pitié pour lui, à qui on ne cède rien :

Et quand j’vois tous ces pédés, ça m’dégoûte. Quand j’vois c’pays tout borné par sa loi. Elle a rien fait pour moi, c’te loi.

 

Il est bien poète ce clodo qui se gratte l’entrejambe en reniflant, les mains pleines de crasse et l’haleine alcoolisée. Est-il bien clairvoyant ? ce bougre d’ignare qui dérange les passants. Il est inconvenant, dieu qu’il est malpoli et dégoûtant !

Et il se met à rire quand tu affiches cet air gêné, le nez froncé car tu ne tiens plus l’odeur, ni la vue et les propos, ni de l’entendre encore s’marrer alors qu’il va crever, et tu ne peux pas t’empêcher de te demander : mais qui c’est, alors, qui s’occupe de ramasser la cervelle des clodos ? Qu’est-ce qu’on en fait, après, de tous ces cadavres morts ?

 

Et tu montes dans ta rame et tu l’entends encore râler dans l’escalier. Et en s’éloignant, de conclure, pour la bonne mesure : Paris, vous m’faites tous chier !

 

25 décembre 2014

7 - (Re)naissance en 3D

 

            J’ouvre les yeux. Seconde naissance. Et ma pensée me prend la main, s’envole à mes côtés. C’est un corps d’ange aux membres ailés qui s’élève, vers un ciel rêvé. Car le monde est irréel, et ma pensée est en 3D ; la vie, elle, est si plate : la vie est en 2D. Douloureuse. Diminuée.

 

            Tu ouvres les yeux. Troisième naissance. Ta pensée s’élabore, tu marches à ses côtés. Ta pensée prend son élan vers un monde inventé. Un monde d’improbable, un monde d’insensé. Et la vie est si mince, en tôle martelée. Frappée, creusée, « mal menée ».

           

            Vous ouvrez les yeux. Naissances. Vos pensées comme les miennes, se laissent emporter. Vos pensées sont si belles, confusion, émotion - beauté. Elles sont partage et effusion. Elles créent leur propre monde, un monde raisonné. Et ce monde est épais, fait de pures illusions. Vies crues, déversées.

 

            Nous ouvrons les yeux. (Re)naissances. Nos pensées partagées s’écrivent sur les murs, lettres cursives imprimées. Nos pensées s’analysent, se jugent, brouillonnes, aiguisées. Enchevêtrées d’empathie non-contrôlée, elles s’emmêlent en tunnels : mondes réels en 3D.

 

En toc, en toc, en toc.

24 décembre 2014

6 - Invasion chronique systémique

 

 

Le temps s’est arrêté. Le temps s’est arrêté. Le temps s’est arrêté.

 

C’est mon système nerveux qui me l’a annoncé. Lorsqu’il s’est réveillé, c’était un champ de mines, qui avait explosé. Un champ de bataille ruiné, un champ sec et brûlé, une carcasse évidée. Dans l’état de panique, le système a déclaré : l’indépendance.

 

Le système est crashé. Le système est crashé. Le système est crashé.

C’est le grand schisme en dedans. Le cerveau est embrumé ; la conscience est droguée. Mon âme a rendu l’âme, et ma pensée se fend. L’inconscient brandit ses armes : rêves, cauchemars, tremblements ; ils rouent le corps de coups, qui pleuvent comme des bombes et me font exploser.

 

La volonté s’enfuit. La volonté s’enfuit. La volonté s’enfuit.

Le disque est enrayé. Et plus personne à qui se fier. Corps, genoux et volonté, tous ensemble déroutés, se terrent dans les recoins et piétinant, piétinés, bouchent l’issue de secours ; provoquant l’inertie. Dans la cohue l’on a tout perdu : le code, la clé. Qui déclenchent les rouages de sécurité.

 

Tout est désactivé. Tout est désactivé. Tout est désactivé. 

Les bras ballants, les pieds en dedans et les épaules courbées. Les yeux clignent et les larmes brûlantes ; toutes les vannes d’évacuation sont détachées. La machine grippée rue et remue. La folie s’est braquée : blackout total de la pensée.

 

Tout a recommencé. Tout a recommencé. Tout a recommencé.

La vie qui suit son cours ? non ; le système reprend, en boucle bien fermée. L’accident répété. Le temps s’est arrêté. Le système est crashé. La volonté s’enfuit. Tout est désactivé. Scénario désastreux, gros nanar décrié, les images passent et repassent, fuient s’enfuient, pluie.

 

Je ne fais que mentir. Je ne fais que mentir. Je ne fais que mentir.

Je ne peux pas crier.

 

Je ne fais que pleureur, je ne fais que pleurer, je ne fais que pleurer.

Mais je voudrais dormir.

 

Je ne veux plus y penser. Je ne dois plus y penser. Je ne peux plus y penser.

Car il faut avancer.

 

Tout me semble si cru. Tout me semble si tout. Tout est exacerbé.

Je n’en peux plus.

 

Flash-back. Réalité. Flash-rêve. Réalité. Flash-réalité. Rêve-back. Réalité-flash. Back-réalité.

Je ne peux plus trier. Nausée.

 

Je ne veux plus exister. Je ne veux plus exister. Je ne peux plus exister.

Au système, déclaration : je ne me suis qu’étrangère.

 

Etrangeté.  

 

 

23 décembre 2014

5 - Madame crachat

 

 

 

Le ronronnement de la rue, des moteurs, et les pots d’échappement. Les crissements des pneus, les coups de klaxon.

 

Elle marche, sereine, le nez en l’air et souriante. Elle descend la rue en chantonnant.

 

Les portières qui claquent. Les voix qui fusent, les conversations, les rires qui dégringolent. Les voix qui s’entrechoquent.

 

Elle est habillée simplement, d’un jean, d’un débardeur ; elle porte un sac à dos.

 

La musique qui se glisse dans ses oreilles, et qui se mêle doucement au vacarme de la ville. Les quelques accords qui lui parviennent, et l’égayent.

 

Elle marche, sereine, elle avance d’un bon pas, croise des gens : elle leur sourit spontanément.  

 

Quelques notes imprévues, mélodie inattendue. Une sonnerie de téléphone.

 

Elle répond à son appel, rejetant en arrière sa chevelure, abandonnant ses écouteurs à ses épaules nues.

 

Allô ? Oui, comment ça va ? Bien sûr !

 

Elle longe en contrebas la promenade du parc. Elle observe d’en-dessous les enfants, les parents, les jeunes gens.

 

Je sais, je sais… j’arrive, en fait, je suis en… HÉ ! mais quel gros CONNARD !

 

Elle se retourne, éloignant un instant l’appareil de son oreille. Une silhouette à contre-jour s’éloigne sur la promenade.

 

« Allô ? Allô ? Mais… tu as raccroché ? Ah, non… »

 

Elle baisse les yeux et inspecte son haut, sur lequel elle repère une trace gluante, brillante. Un crachat.

 

Oui, allô ? Excuse-moi, je viens de me faire cracher dessus, dans la rue…

 

Elle reprend sa marche, chancelante. Mal à l’aise. Elle vient de se faire cracher dessus.

 

« Ah ! Ah ! Ah ! Ah bon ? C’est drôle, ça… Mais, par qui ? », entend-elle.

 

Elle se demande ce qu’il y a de drôle. Elle répond. C’était un jeune homme, commun.

 

« Un mec ? Mais… tu lui as fait quoi ? Ma parole, mais tu es habillée comment ? Est-ce que tu portes une jupe ? »

 

Elle a croisé son regard, quelques secondes auparavant. Avant qu’il ne lui crache dessus. Il l’a regardée, innocemment.

 

« Il doit bien y avoir une raison… tu es sûre que tu ne vois pas ce qui peut expliquer son geste ? »

 

Elle a la tête qui tourne. Elle ne voit pas comment, pourquoi, son attitude, ses vêtements, auraient pu encourager quelqu’un à la gratifier… d’un crachat.

 

« Tu as un décolleté ? On voit tes jambes ? Tu sais, des fois, un mec qui voit une fille… »

 

Elle est écœurée. Elle regarde le crachat. Dans son oreille au téléphone, elle entend encore une voix, froide, rationnelle.

 

« Enfin, bon, on ne va pas en faire un drame… »

 

Elle a envie de vomir. Elle a la gorge serrée. Il ne voit pas. Ne comprend pas. Il n’est pas là, portant sur lui l’humiliante trace du crachat. Gratuit.

 

« Tu disais que tu arrivais ? On se voit là-bas, alors ! »

 

C’est si facile, d’oublier. C’est si facile, de penser qu’après tout, il devait bien avoir une bonne raison, qu’elle l’avait mérité. Qu’on lui crache dessus.

 

« À tout de suite, madame crachat ! »

 

Elle a un haut-le-cœur. Elle murmure.

 

Non, en fait, non. Je ne viens pas… euh, plus. Je… vais rentrer chez moi.

 

La voix se tait, au téléphone. Il attend la suite, une brève explication. Malade, déboussolée, elle se sent obligée de se justifier.

 

Euh… tu comprends, pour… me changer.

 

Elle pousse un soupir, et observe la promenade au-dessus d’elle, où les passants s’amusent, qui rient et l’observent en contrebas, insouciants.

 

« Ah, oui, bien sûr, je comprends. »

 

Il raccroche. Elle s’appuie contre le muret. Et, sans prévenir, elle rejette son repas. Sa tête tourne, elle ferme les yeux.

 

Et elle n’entend plus rien. Ni la rue, ni les gens. Rien qu’à son oreille un sifflement infime, un « rip-schtac » tremblant, qui annonce, un peu trop tard, l’arrivée du mollard.

 

Elle ouvre les yeux, et sur sa poitrine, blanc sur le tissu noir, elle le fixe.

 

Et elle n’entend plus rien. Ni la rue, ni les gens.

 

Elle redresse la tête, tâche de rentrer, fièrement. Elle essaie d’ignorer le trophée qui orne ses vêtements.

Elle essaie, inconsciemment, d’être hermétique à la plate indifférence de son ami.  D’oublier, qu’à ses oreilles résonne encore un sinistre surnom : celui de madame crachat.

 

Elle remet ses écouteurs, mais la musique insidieuse n’arrange rien. « Rip-schtac », dans l’oreille droite. « Madame crachat. », dans l’oreille gauche.

 

 

22 décembre 2014

4 - Hé ! Mad'moiselle !

 

 

« Hé ! Mad’moiselle ! »

 

Un soir de mai, il la suit. Il l’interpelle. Elle serre les poings. Les dents. Les lèvres, et les paupières. Elle marche plus vite, et elle s’échappe, vite, elle s’extirpe des couloirs étroits. Pour gagner la lumière, en vie.

 

« Hé ! Mad’moiselle ! T’es belle ! »

 

En juin, il persiste. Une ombre dans son sillage, dans les couloirs sombres ; sifflant et grimaçant, une comique silhouette qui s’avance. Mais elle ne rit pas. Elle sent se refermer, figée, un étau sur son crâne ; des défenses inconscientes lui martèlent la tête.

 

« Hé ! T’es bonne, même ! »

 

Juillet suit son cours. Personne, toujours, nulle part, pour l’en débarrasser. Sempiternelles remarques, vulgaires sifflements. Regards appuyés, mains baladeuses. L’archétype, le sale type, lui colle aux basques.

 

« Hé ! Mais pourquoi tu réponds pas ?! On pourrait parler, quand même ? »

 

En août. Quand même. Car il n’est pas question, clairement, qu’elle cède. Parler. Ou fuir. Mais ses jambes flageolent. Le carrelage glisse. Dans les couloirs puants, elle ne respire plus. Elle s’étouffe, l’air est chaud ; un effet de l’été, ou son souffle sur sa peau ?

 

«  Hé ! Mad’moiselle ! Tu suces ? »

 

Septembre est rude. On ne s’en sort pas. Ils sont encore là : les regards lubriques, la foule qui les compresse, les contacts forcés. Ou les terrifiants couloirs déserts. Différents maux, selon les heures de la journée.

 

« Allez, laisse-toi faire ! »

 

Octobre. Couloirs humides, sombres et vides. Course des pieds, qui résonnent sur le sol. Bruits étouffés. Un cri dans la nuit, déchirant. Le silence tremblant, qui s’ensuit, quand il quittait les lieux furtivement.

 

« Tu te mets en jupe, tu nous cherches ! Salope ! »

 

Un cri, une insulte, tagguée en toutes lettres sur les murs. Toute la ville le regardait. Tous les jours elle le voyait, de ce mois de novembre. Baissant la tête. Elle regrettait, de n’avoir pas écouté ses voisins. Se cloîtrer dans la nuit, et ne plus exister.

 

« Le nouvel an viendra, tu oublieras… »

 

Les promesses de décembre, les fêtes de fin d’année. Elle disparait, se ternit. Mais eux la voient encore, la repèrent, la harcèlent. Elle ferme les yeux, les ignore simplement. Elle se tait. Car cela passera.

 

« Hé ! Mad’moiselle ! »

 

Et janvier passe, mais rien ne s’efface. Elle renonce aux amis, ceux qui lui ont menti. La litanie reprend, dans un cercle vicieux, infini. Regards sous-entendus, gestes déplacés. Mais elle ne supporte plus. La nausée la cloue au sol. Les larmes se prennent dans sa gorge. Elle étouffe en silence.

 

« Hé ! Mad’moiselle ! T’es belle ! »

 

Elle dépose les armes, et renonce à ses droits. Elle fléchit sous le poids, et choisit l’abdication. Elle ne sort plus toute seule, porte des pantalons. N’est plus proie, ni rebelle : mais sous le joug, en février, suit la voie de la soumission.

 

«  Hé ! T’es bonne, même ! »

 

Mars n’est pas belliqueux. Elle renonce à la justice, et acquiesce sans sourciller, à tous les chefs accusations. Reste victime, devient coupable, et déliés de toute responsabilité, les bourreaux tournent les talons.

 

« Hé ! Mais pourquoi tu réponds pas ?! »

 

Et avril revient, et le beau temps. Mais ses jupes sont au placard, et elle rase les murs. Elle serre encore les poings, serre les dents, passe la tête basse et se ferme sur elle-même, sourde aux appels. Elle trouve ça normal.

 

«  On pourrait parler, quand même ? »

 

On pourrait parler. On pourrait en parler. On devrait en parler. Mai se présente : douze mois sous la pression, un an de passé. On pourrait fêter ça. Elle n’y pense même pas.

 

Les couloirs sont étroits, lugubres, sales. Son regard est figé, ses jointures sont blanches ; son visage est si pâle. Les néons clignotants éclairent d’une lumière crue les carreaux maculés. Dans le métro du mois de mai, crépuscule violant. 

 

 

Publicité
Publicité
<< < 1 2 3 4 5 > >>
Publicité